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Article publié le mardi 2 avril 2013 revu le vendredi 20 janvier 2023

Livre numérique

La culture est-elle soluble dans l’ebook ?

Lors de cette conférence, Pierre MOUNIER expose les enjeux de la révolution du livre numérique en cinq grandes parties.

La non-révolution du livre numérique

Introduction [0:00]

En introduction, Pierre MOUNIER rappelle que la notion de "révolution" du livre numérique est un terme marketing. Il n’y a pas de révolution technique, le principe du texte numérique remonte à la fin des années 60. Les chaînes de fabrication du livres sont numériques, mais le blocage se situe au niveau de la production de l’objet physique au final, le livre papier.

L’une des vraies révolution, en revanche, est l’offre de format de fichiers informatiques comme le PDF et surtout l’epub qui procure un confort de lecture.

Une autre révolution est celle des usages : les ventes de liseuses et les tablettes sont en forte hausse. Mais l’auteur rappelle qu’en France les éditeurs et distributeurs ont retardé le décollage du marché du livre numérique. Pour le moment seuls les très gros lecteurs consomment du livre numérique.

L’édition électronique comprend trois formes :

  1. La numérisation : il s’agit du passage en scanner des textes reconstitués ensuite par un logiciel de reconnaissance optique des caractères (OCR). Le projet Gutenbergde Michael HART en est le projet phare. Il y a également Gallica, Google Books et Persée.
  2. L’édition numérique  : l’édition des textes est nativement numérique : le texte de l’auteur est sous format DOC puis est mis en page et distribué sous forme numérique, comme par l’Harmathèque, e-pagine, revues.org, CAIRN, publie.net. Ici le réseau ne joue aucun rôle dans l’édition du livre.
  3. L’édition numérique en réseau  : il s’agit ici d’utiliser le réseau pour écrire en collaboration des ouvrages, à l’instar de Wikipedia.

La chaîne du livre numérique

Qui sera le maillon faible ? [21:50]

L’apparition du livre numérique est porteuse de conflits selon le conférencier. Les anciens acteurs de la chaîne du livre, qui s’entendaient plus ou moins bien entre eux :

  1. Auteurs vs éditeurs. La rétribution des auteurs est prévu contractuellement pour le livre papier sur un montant de 8% à 12%. Mais avec le livre numérique et l’obligation de la renégociation des contrats, ce taux pourrait grimper à 50%, comme le propose François BON, éditeur mais aussi auteur.
  2. Éditeurs vs distributeurs. Google Books, Apple iBooks et Amazon, les nouveaux acteurs de la distribution du livre changent la règle de fixation du prix du livre par l’éditeur. La France est un pays où s’applique la loi du prix unique du livre numérique (livrel), et c’est aussi le pays où le livrel est le plus cher, 30% ou 20% du prix du papier. Le marché décolle aux USA où le prix du livrel est plus faible.
    Un exemple significatif : en confiant à Apple la distribution des ouvrages du Cléo qu’il dirige, Pierre MOUNIER doit augmenter ses prix sur les autres plateformes pour se conformer à la loi française ! Car Apple, incontournable, se donne le droit de modifier unilatéralement le prix du livre selon ses critères de tarification.
  3. Éditeurs vs bibliothèques. Un procès a opposé l’Association des Bibliothèques Américaines (ALA) à l’éditeur Harper & Collins qui voulait imposer aux bibliothèques le rachat des livrels pour simuler la dégradabilité du livre papier ! De plus, les éditeurs limitent le nombre de prêts de livrels en bibliothèque afin de simuler cette fois la rareté du livre papier.
    Les TIC sont utilisés par les éditeurs traditionnels pour reproduire les modèles économiques d’autrefois.
  4. Les libraires. L’échec de la plateforme internet de distribution "1001libraires.com" est annonceur des difficultés que les libraires vont rencontrer : ils risquent d’être écartés de la chaîne du livre numérique.
  5. Éditeurs vs Google. Google considère le Web comme une plateforme de distribution et se voit attaqué en justice par les éditeurs qui voient en lui le fossoyeur du livre.

Les nouveaux luddites

Le numérique fossoyeur du livre [38:00]

Le luddisme se positionne contre le numérique qui entraîne la mort du livre. Le manifeste anonyme "livre de papier" dénonce l’ebook immonde et ignoble (sic) et veut interdire l’évolution du livrel. Voici pour les néo-luddites les périls du Web :

  1. Le piratage. Les éditeurs associent Google à Pirate Bay car il capte de la valeur ajoutée dans la chaîne du livre sans la retourner.
  2. Le libre accès. Le mouvement "libre accès", consubstantiel aux pratiques du Web, est aussi perçu comme une menace par les éditeurs. Le leitmotiv de Stewart BRAND "Information wants to be free" est une menace contre le modèle économique traditionnel des éditeurs.
  3. Wikipedia. Symbole de l’évolution des usages, l’encyclopédie en ligne est considérée comme de l’anti-édition alors qu’elle déploie véritablement une pratique éditoriale. Les encyclopédies papier ont disparu, mais Wikipedia n’en est pas plus responsable que le digicode !

Le déclin des encyclopédies papier a débuté avant Wikipedia, avec le digicode, obstacle à la vente au porte à porte...

La contre-offensive

La contre-offensive [47:25]

Dans le contexte global de la mutation du livre papier en livre numérique, les acteurs de la chaîne du livre passent à la contre-offensive avec les moyens suivants :

  1. Le livre homothétique. C’est la copie du livre papier dans le monde numérique. Il s’agit ici de verrouiller la forme par la réplication de la forme du livre dans l’univers numérique. Même l’étagère en bois est reprise dans l’iPad pour "ranger" les livres dans le style steampunk futuriste rétro-actif !
    L’iPad un doudou régressif ou un objet transitionnel ? Les éditeurs utilisent la tablette pour innover dans l’économie du livre numérique (objet transitionnel), mais en prolongeant l’économie du livre papier sans repenser leur modèle économique (doudou régressif).
  2. Les DRM. Les éditeurs s’appuient sur les DRM pour contrôler les usages des livrels. Mais ces DRM sont parfois un obstacle à l’usage du livrel (e-book) vraiment acheté et qu’il faut pirater pour le lire. Le Cléo a décider de ne pas les utiliser, mais Apple les impose sur son site.
    Lawrence LESSING, fondateur des licences Creatives Commons dénonce les lois qui criminalisent le déverrouillage des DRM les DMCA (USA), EUCD (Europe), DADVSI (France).
  3. Les plateformes. Comme l’ajout de DRM à un livrel est une opération coûteuse et compliquée, seuls quelques rares plateformes peuvent s’y attaquer. Il y a donc concentration oligopolistique : Apple, Google, Amazon avec chacune leur DRM.

Les conséquences directes du passage du livre dans le monde numérique sont aujourd’hui sans appel : Il y a diminution de la latitude d’usage (prêt, annotation) et donc régression des pratiques culturelles sur les livres numériques, alors que le passage au numérique devrait au contraire étendre les usages du livre papier !

Les centres de gravités économiques du livre numérique sont aux États-Unis, Apple et les autres nouveaux empires soumettent les entreprises du monde entier à des systèmes de tarification et des filtres de censure ; Pierre MOUNIER rappelle le conflit entre Apple et un petit éditeur hollandais, dont un livre sociologique sur les hippies a été censuré pour "nudité" alors que le magazine Playboy est publié par Apple (1:04:09).

La conclusion est que la reproduction de l’environnement du livre papier dans le monde numérique est une impasse technologique et économique.

La sortie de l’impasse

Retour aux usages [1:10:05]

Il faut, selon MOUNIER, repartir des usages de l’utilisateur et du besoin du lecteur, souvent oublié, pour définir le cahier des charges du livre numérique qui doit comporter tous ces points :

  1. Un livre numérique lisible codé dans un format ouvert, recomposable et conservable.
  2. Un livre numérique manipulable indexable, cherchable, copiable et collable, et annotable. Il s’agit de vrais défis techniques (versatilité des textes annotés).
  3. Un livre numérique citable identifiable (ISBN numérique), décrit (metadonnées) et interopérable.

L’avenir du livre

Au delà du livre homothétique [1:19:45]

Les expérimentations doivent faire le deuil des tentatives de perpétuation des modèles de l’imprimé. Le livre n’est plus réductible à une certaine forme, il en prendra d’autres à l’avenir. Voici les points essentiels de la position du conférencier :

  1. La bibliodiversité. Le monde du livrel a besoin d’un environnement diversifié, avec de petits acteurs comme publienet.com. La concentration oligopolistique n’est pas la conséquence de l’évolution technologique, mais de choix politiques et commerciaux.
  2. Le livre enrichi. L’Institut Français du Proche-Orient (éditeur) qui publie un livre accompagné d’un film.
  3. Le livre scénarisé. La BD "Opération Ajax", lisible sur iPad propose des dossiers complémentaires. StoryLab, éditeur numérique pour les jeunes publics, publie des textes à lire sur mobile et dont les auteurs se plient aux contraintes d’écriture du support (lecture découpée, à suivre...etc.).
  4. Le livre socialisé. Le livre socialisé est celui qui déclenche les pratiques de partage de commentaires ou d’annotations sur les réseaux sociaux (librarything.com). Olivier DONNAT a déjà énoncé l’idée que le phénomène de chute de la lecture chez les adolescent est lié au déplacement de la socialisation sur les jeux vidéo. Mais la pratique de lecture et de partage de livres numériques en ligne vient contredire la conception traditionnelle de la lecture, un plaisir isolé "hors du monde, hors du temps".
  5. L’auto-livre. Le livre numérique donnera un second souffle au livre à compte d’auteur sur des plateformes comme lulu.com. Aux USA, le nombre de publications et de ventes de titres en auto-édition a déjà dépassé la publication traditionnelle aux États-Unis. Le livre n’est plus un produit de masse destiné à un public de masse mais devient un outil de communication d’un auteur intime vers un public restreint. Le système économique du chef d’oeuvre n’est pas remis en question pas l’auto-édition.
  6. Le livre communauté. L’exemple le plus frappant est ici celui de Wikipédia.
  7. Le livre à la carte. Le livre est ici composé par l’utilisateur et l’imprimeur en ligne (comme In Libro Veritas) l’imprime.
  8. Le livre inscriptible. Le livre numérique, comme tout fichier ou mémoire informatique, est modifiable. Ce sont les politiques commerciales qui limitent cette carcatéristique pour des raisons mercantiles. Mais les usages du Web 2.0 de participation et de co-création pousse les usages vers le Read Write Book (Richard MACMANUS).

Le livre numérique selon l’auteur se caractérise par ses deux dimensions :

La dimension computationnelle

  • Si l’on ouvre un fichier .epub avec un logiciel de compression/décompression, on y voit le texte brut du document et du code informatique. Le livre numérique est en effet le résultat en temps réel de la computation de texte par le code informatique. C’est ce qui permet d’instrumenter la lecture : le livre peut être interrogé comme une base de données.
  • L’application en ligne de Google, Ngram Viewer, permet la recherche lexicale et philologique sur l’ensemble du corpus de Google Books. Le chercheur Franco MORETTI a théoriser cette action sous le terme de distant reading.
  • Les robots de Wikipedia scannent les nouveaux textes et appliquent les règles typographiques. Le robot "wikificateur" repère les mots du contenu qui correspondent à des titres de notices et créé les liens. Wikipedia est un livre co-écrit par des robots !

La dimension réticulaire

  • Le livre numérique est lié à d’autres contenus et autorise les nouvelles pratiques en réseau. C’est la vrai révolution par rapport au livre papier. En voici quelques exemples :
  • une bibliographie est désormais cliquable pour accéder directement aux sources, ou rapatrier les sources mêmes sous un format multimedia ;
  • des liens hypertextuels peuvent aussi mener aux autres ouvrages qui citent le livre en cours de lecture ;
  • la rédaction de commentaires de livres en ligne ;
  • l’écriture collaborative des manuels de logiciels libres, les "floss manuals" ;
  • la construction de livres multi-disciplinaires à partir de contenus Web, les "Web-livres" Open Humanities Press.

Le livre papier est un objet fixe issu des industries de reproduction mécanique de contenus. Le livrel est un flux qui se déploie sur les réseaux et qui est le produit des nouveaux acteurs de l’industrie de l’information qui marginalisent les premiers.

Pierre MOUNIER, ingénieur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales est le créateur du blog Homo-numericus.net et l'auteur de plusieurs ouvrages sur le monde des TIC, dont "Les maîtres du réseau". Il est également directeur-adjoint du Centre pour l'édition électronique ouverte (Cléo).

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